Est-ce que cela vous est déjà arrivé, de vous retrouver devant une galerie, de vouloir rentrer pour la visiter, puis continuer votre chemin sans jamais franchir le seuil de la porte ?
Si vous répondez oui, vous n'êtes pas tout seul. Cela m’est arrivé maintes fois. Plonger le regard à travers d’une vitrine, curieux mais intimidé, vers un espace (vide?) et silencieux, blanc carré où une personne n’attend qu’un visiteur rentre.
Les questions m’envahissent. “Est-ce que je peux entrer ? Suis-je à la hauteur des attentes de la personne à l'intérieur ? Qu’est-ce que la personne va penser de moi ? Suis-je bien habillée ? Et si je ne savais pas quoi dire quand elle me pose des questions ?"
J’opte donc pour une exposition dans un musée bien connu. Car là, je peux garder mon anonymat, personne ne peut juger mon niveau de connaissances en la matière. Là, je peux me cacher et me noyer dans la masse, y aller avec les personnes qui sont comme moi. Personne ne va me poser des questions et je peux m’échapper d'un échange avec qui que ce soit.
Pourtant, on attend bien de nous, de donner notre point de vue une fois l’exposition finie. Une hésitation. “Que dire ?” On se limite souvent à quelques mots simples surtout si on n’a rien compris ou peu apprécié, tel que : “C’était sympa, c’était bien, c’était chouette… un beau travail ! Magnifique ! Ça va. ”
Un mélange d'émotions resurgit et me chuchote que finalement l’art n’est pas pour moi.
Pourquoi pensons-nous que l’art est seulement fait pour certains ? Qui sont ceux pour qui l’art est-il réservé ? Faut-il avoir une bonne éducation, posséder les bons codes ou s’y connaître absolument pour apprécier l’art?
Je crois que l'art va au-delà de ça. Pour moi, l’art est surtout une expérience personnelle.
“No land” culturel
Je viens d’une très petite ville où rien n’est vraiment intéressant.
Personne dans ma famille n'est artiste, nous n’avons pas de livres artistiques à la maison, ni de tableaux. Nous ne faisons pas de sorties dans les musées, et nous ne menons pas de conversations philosophiques.
Dans cette ville de vingt mille habitants, perdu à l’ouest de Slovaquie, avec une histoire de guerre qu’on préfère ignorer, l’art se faisait rare. Il fallait bien chercher, ou être issue d’une famille d’artistes pour que cet éveil puisse se faire.
Étant la benjamine du communisme, j’ai vu le monde d’hier, qui ne reste qu’une histoire. Les événements culturels organisés pour le peuple sont bien un déguisement de la propagande politique. Les célébrations du 1er mai, du 8 mai, la fête du 29 août pour se rappeler le soulèvement national de Slovaquie, sont remplies par les grands cortèges et animés par les écoles primaires, l’école de musique ou associations sportives.
Avec le recul, je constate que je n’ai pas eu la moindre notion d’art pendant mon enfance - aucun souvenir sur l’art, ni des cours d’arts plastique, pendant la période communiste. Je ne visite aucune exposition et je ne rencontre aucun artiste (en sachant que pendant le communisme, les artistes ont été considérés dangereux pour leur expression, car cela pourrait induire à des idées trop libérales.).
La seule chose artistique dans ma vie d’enfant est ma trousse “d’artiste”, avec les crayons, de la peinture en gouache et les pinceaux, auxquels chaque élève a droit le premier jour de l'école. J’en suis très contente et fière, et j’en prends bien soin pendant qu’elle est accrochée sur les pieds de la table.
Ce souvenir devient plus clair à partir de ma cinquième année à l’école primaire (ce qui correspond à la première année au collège en France). Le communisme est fini. La société est rentrée dans une grande transformation, et les nouvelles initiatives artistiques commencent à émerger. Les artistes jusqu’à présent invisibles et cachés commencent à ressurgir sur la surface.
Pour autant, les cours d’arts plastiques n’ont pas une bonne réputation. Il s’agit d’un cours où on ne fait rien, on s’amuse, on flâne… Cela n’apporte pas une valeur ajoutée dans notre parcours élèves. On y dessine, on y peint, on y fait des petites créations. Mais on ne parle pas des artistes ou des mouvements artistiques. On ne nous montre pas la possibilité de libérer notre créativité qui va au-delà d’art et qui peut tant s'appliquer dans notre futur travail. On ne nous montre pas comment grâce à l’art ou une simple création, on peut faire passer un message et même changer des choses.
Sur les planches de l’école.
Les premières œuvres artistiques que je découvre sont celles d’un album de mémoire de ma mère. C’est là que je vois de magnifiques dessins et j’apprends qu’il y a des personnes qui savent dessiner. Je découvre le journal d’un lecteur** fait par ma mère. Elle a pris soin d’accompagner ses synthèses de lecture avec les dessins. Une sorte de ‘bullet journal’ de lecture qui me souffle les premières notions d'esthétique.
Et puis, il y a l’école et les personnes que j’y croise.
Je pense souvent à ma professeur de piano au conservatoire, qui me fait découvrir le monde musical. Elle a bien droit à mes années de rébellion pendant mon adolescence, pourtant, elle ne lâche rien. Elle est là pour me guider et m'accompagner pendant 12 ans.
Puis, au collège, un jeune professeur, très avant-gardiste, rejoint l’école. C’est une révolution, un air de nouveau, les murs respirent de la créativité. Il fait des arts plastiques un cours le plus cool, il nous écrit les pièces de spectacle, entre le théâtre et les chansons, puis les produit avec nous, les élèves. Il organise des festivals. Il écrit des livres et des poèmes. Il en publie plusieurs. Il est aujourd’hui reconnu sur la scène littéraire slovaque. Je ne suis pas proche de lui, pourtant, il reste ma grande inspiration artistique qui a semé les graines et l’envie de créer.
Les années du lycée sont riches en apprentissage dans cette petite ville grâce à quelques professeurs passionnés en philosophie et en esthétique. Ils peuvent enfin librement exercer leur activité et nous transmettre leurs connaissances.
Après mon bac, je me retrouve à Bratislava pour mes études. Pas d’étude d’art, ni de sciences culturelles pour moi. Cela est limité pour ceux qui ont déjà baigné dedans ou ceux qui ont un talent hors norme. Je n’ai ni l’un ni l’autre.
Cependant, vivre dans une capitale m’ouvre plein d’opportunités pour aller vers la culture. Pendant cinq ans, j’en profite pour découvrir de nouvelles choses, aiguiser ma curiosité et élargir mes connaissances. Il s'agit des débuts d’une ébullition culturelle dans ce pays post-communiste. Cela se concentre autour de la musique, du théâtre, et des divers événements étudiant dont la photo ou le cinéma alternatif.
Au début des années 2000, l’Europe centrale souffre d’un manque d’accès aux artistes reconnus mondialement. C’est même pour cela que diverses initiatives commencent à émerger et ils voient l’aube du jour quelques années plus tard. Aujourd’hui, on trouve à Bratislava les magnifiques lieux culturels, tels que Danubiana Art Museum, la Galerie Nationale Slovaque ou la Galerie de la Ville de Bratislava.
Je ne participe pas à ce changement, car je décide de partir à Paris pour réaliser mon rêve.
Je suis émerveillé. Il y a tellement d’art dans cette ville. Tout me fascine, la vie, la diversité, l’architecture, les rues, les grands musées, les festivals, les ateliers d’artistes, les foires, on ne s’ennuie jamais. Il y a toujours quelque chose à faire, à visiter, à découvrir, à apprendre.
Je m’y installe quand internet n’est qu’à ses débuts et que le premier smartphone commence tout justement à sortir son bout de nez. Il me faut du temps pour comprendre la culture française, les codes de la société. Mon niveau du français, encore maladroit, me fait m’orienter vers l’international, à l’opposé de l’art et la création.
Pour le moment, l’art reste en dehors de ma vie professionnelle.
Changement de cap.
À Paris, je découvre que la pratique de l’art est à la portée de tout le monde. Il existe des ateliers et des cours d’art plastiques pour les adultes dans presque chaque quartier. On peut s’initier à diverses techniques, on peut participer à des conférences, suivre des cours d’histoire d’art. Sans parler du nombre d’expositions organisées pendant toute l’année.
En tant que novice, je suis curieuse et assoiffée d’apprendre.
Je commence mon parcours vers l’art par les cours de peinture. Je les adore et je me demande comment je pourrais aller plus loin. Je suis des cours, je visite des expositions de manière régulière, je lis des livres, je crée.
En parallèle, je réalise que j’ai du mal à être scolaire. Je n'arrive pas à apprendre juste la théorie et les informations par cœur pour devenir une bibliothèque de l’histoire d’art. Je n’arrive pas à aller visiter une exposition en connaissant une histoire sur l’artiste et je n’ai pas envie d’y aller pour apprendre ce genre d’informations. Ce dont j'ai besoin, c'est de ressentir, d'observer, d'expérimenter.
Et cela me donne envie de changer de cap. Passer d’une simple spectatrice - amatrice, vers une actrice du monde artistique. Car je souhaite casser les barrières, aller au-delà des codes et rendre l’art accessible à tout le monde.
Je lance donc mon premier projet avec mes propres règles afin d'allier le monde de la création et celui de la transmission. Il va au-delà des connaissances techniques et se base sur une expérience, une émotion, et un ressenti personnel.
Après des années d’expérimentation et d’exploration, je sais ce qui m’attire, les préférences artistiques qui me touchent, ce vers quoi je veux aller, sans oublier de me laisser un espace pour me faire surprendre par des nouvelles choses et par inconnu. Je réalise que par la pratique, j’affine mon regard. Pour évoluer encore, je me tourne vers le processus de la création, de la technique et d’exploration.
Mais, il y a aussi des moments libres. Sans pression. Juste pour le plaisir. À ces moments-là, je me force à ne pas aller plus loin. Je m’oblige à me concentrer sur le présent, sur le moment. De me laisser aller, sans prise de tête, sans questions.
C’est à ces moments-là, que je me rends compte, comment mon histoire, mes vécus, d’où je viens, influencent mon regard et mon rapport à l’art. Je réalise que l’échange entre l’art et moi est le plus fort pendant ces moments. C’est intime, c’est beau, c’est simple. Et cela me fait du bien.
En France, on a beaucoup de chance d’être si proche de l’art, en comparaison avec la Slovaquie. Je constate qu’en France, il y a des barrières qui sont cassées. Grâce aux nombreux accès à la création artistique ou approfondissement de ses connaissances en histoire d'art, les adultes peuvent continuer à pratiquer ou s’initier à l’art à n’importe quel âge.
Cela n’est pas encore le cas en Slovaquie. On y considère qu’un adulte n’a plus droit de se former à des activités artistiques, que cela est dédié aux enfants ou aux talentueux étudiants, qui vont en faire leur métier. Pour le reste de la population, cela n'est plus utile et reste sans intérêt.
Pourtant, malgré cette liberté et le nombre d'opportunités, il y a encore les personnes qui n’osent pas inclure l’art dans leur vie quotidienne ou même ils décident de ne pas le faire. Sûrement, ce n’est pas l’accès à l’art qui manque. Il y a une autre barrière, sociétale ou psychologique.
L’art est dans chacun de nous.
On peut penser que l’art est seulement réservé à une certaine élite. Pour ceux qui ont fait des beaux-arts, pour ceux qui ont des diplômes. Il faut dire que c’est toujours le cas, surtout quand on souhaite faire notre parcours professionnel dans une grande institution.
Mais je crois tout de même que l'art n’appartient pas uniquement aux grandes institutions et à ceux qui y travaillent. Il se trouve hors des murs. Et je crois qu’il y a de la place pour tout le monde, et pour que tout le monde y joue un rôle.
L’art est un témoignage d’une histoire, d’une période. Et nous faisons tous partie de cette histoire.
Il y a les petites graines de l’art en chacun de nous. Surtout en France, l’art fait partie de la culture générale. La question est, comment s'occuper de ces petites graines ? On en prend soin, car on a envie. Et de temps en temps, au contraire, ce sont les petites graines qui nous montrent leur persévérance.
Ces petites graines ne sont pas juste une question d’une famille, ou une question d'éducation. C’est une question de rencontre, de moments, de ce qu’on choisit de chercher et de voir.
Je crois que la clé est à l'intérieur de nous. Si on veut connaître l’art, il faut qu’on se connaisse nous, nous-même. On peut choisir d’aller vers l’art, ou laisser l’art venir vers nous. Dans les deux cas, ce qu’il faut, c’est garder les yeux ouverts, être curieux, accepter et ressentir. Laisser de côté le regard des autres, et prendre plaisir à aller à l'inconnu.
Aimer l’art est tout d’abord une expérience individuelle.
Êtes-vous prêt à ouvrir vos yeux et aller déambuler dans une exposition sans comprendre pour vivre une émotion et votre expérience individuelle ?
*Un album de mémoire est un petit cahier, qu’on avait créé pour se rappeler de nos camarades de classe, on leur a demandé de nous faire un petit dessin avec un petit mot. On a donc confié pour quelques jours ce petit album, un très joli cahier à la personne et en quelques jours, elle nous la retournait avec une jolie création.
**Un journal d’un lecteur - il permet d’y écrire une synthèse et d'analyser un livre dans le cadre de la lecture obligatoire de cours slovaque.